Questions aux militants amoureux ou non du sport
(L'Ecole Emancipée, octobre-novembre 2003)

Le sport mobilise des millions de personnes de par le monde, sature notre espace et notre temps comme aucune autre activité. Il échappe plus facilement à l'analyse qu'à la censure et reste une terre inconnue comme s'il n'était qu'un jeu pourvoyeur de " grands moments de bonheur ".
Qu'il se passionne sans retenue pour le sujet ou s'en désintéresse totalement, le-militant oublie presque toujours son engagement dès qu'on lui parle d'analyser le sport comme phénomène social majeur. L'amoureux du spectacle de la compétition a une sainte horreur des théoriciens qui tuent le plaisir en le décortiquant, en le soupesant. Et " l'ennemi " du sport juge le thème indigne de réflexion.

Des mythes et des croyances

De tous ces adorateurs du sport, de tous les critiques du système dans lequel nous vivons, nous attendons des réponses qui aillent au-delà des réflexions les plus banales : " le sport c'est populaire ", " on a de belles émotions ", " laissez-nous une part de rêve dans cette société de porcs et de loups "…
La majorité des militants semblent oublier une seule chose capitale : c'est à travers ce secteur particulier (l'institution sportive), qu'il faut aussi mener le combat contre la société capitaliste dans son ensemble (celle qui engendre la concurrence généralisée, l'exploitation et... le sport). Ils ne doivent plus rechigner aux joutes intellectuelles sur cette institution et sur son idéologie. Le débat pourrait être lancé dans vos publications par les questions suivantes (la liste est loin d'être exhaustive) :
- Pourquoi la confusion sur la définition même du sport (très largement confondu avec la simple activité physique) est-elle largement entretenue ?
- Le sport n'est-il pas " mangé par les mythes " : mythe de sa pérennité, mythe du sport perverti, mythe de l'apolitisme, de la démocratisation, mythe du sport remède aux fléaux de la société ?
- Le sport, dans sa forme, son organisation d'aujourd'hui n'est-il pas né dans la 2ème moitié du 19ème siècle, avec le capitalisme industriel ?
- L'idéal olympique et sportif de pureté, de loyauté, de fraternité ne fait-il pas référence au monde de l'Age d'Or, le monde des horloges arrêtées, de l'Histoire immobile ?
- Peut-il y avoir une éthique sportive alors même que le sport est un lieu d'affrontement et de compétition forgée sur le modèle du rendement, de la performance et du record (et cela, à tous les niveaux) ?
- Pourquoi les discours sur les prétendues déviations du sport (violence, tricherie, dopage, mercantilisation, etc.) n'ont-ils pas varié depuis un siècle ?
- Lutter contre les " excès " du sport-business, n'est-ce pas oublier de se poser la question essentielle : dans notre société du profit est-il simplement pensable d'extraire l'une de ses institutions à la loi dominante ?
- La triche, la dope, le fric, la violence, l'entraînement intensif et souvent précoce sont-ils des " dérives " ou des éléments intrinsèques au sport ?
- Le sport peut-il être régulé ou, ses " errements " lui étant consubstantiels, doit-il être combattu sans relâche ?

Discuter ses " valeurs "

- Est-il possible de s'interroger sur le spectacle des foules ? La jouissance des fanatiques du sport exclut-elle leur aliénation ?
- Tous ces sportifs en perpétuelle recherche de dépassement (de soi et de l'Autre), tous ces passionnés de la souffrance donnent-ils une image de progrès de la civilisation ou de régression, voire de barbarie ?
- En quoi le sport a-t-il fait avancer la cause des femmes ?
- Est-ce politiquement incorrect de se demander si loin d'être une fête, les rassemblements sportifs ne sont pas autant d'affrontements sociaux sublimés dans la confusion émotionnelle ?
- Est-ce élitiste de dire que le sport est un élément majeur de destruction de la conscience de classe ? Ou d'encourager, par démagogie ou ignorance, ces " illusions brillantes qui nous masquent le tragique de la vie " ?
- Quel modèle de vie le sport nous propose-t-il ? Est-il un simple divertissement qui colonise le monde vécu par médias interposés ou une vision du monde ?
- Quelles valeurs véhicule-t-il ? Sont-elles sans danger ?

Le rôle de la critique est d'inciter à la réflexion (et non à l'acclamation). Au royaume de la pensée alignée (merveilleux pendant de la pensée unique), ce qui dérange c'est d'imaginer non plus le sport comme une zone neutre, une molécule libre mais comme une institution sociale complexe intégrée aux rouages de la société qui l'a enfantée et asservie au système économico-politique global. Théoriser sur le sport, c'est aussi théoriser sur le système capitaliste. Qu'on se le dise : on ne peut pas être un sportif ou un non-sportif innocemment.
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