Le sport abrite une vision du monde
(Libération, 9 septembre 2003)


Plus que jamais le sport sature notre espace et notre temps. Or, malgré ses centaines de millions de licenciés sur la planète, ses milliards de téléspectateurs, son importance dans le commerce mondial, ses complicités politico-financières et son pouvoir hégémonique sur les corps, il est souvent présenté comme un jeu. Si l'on s'entendait une fois pour toutes sur la définition même du mot, si l'on arrêtait de confondre un match entre enfants tapant dans une boîte de conserve et une finale de Coupe du monde, ou un footing entre amis au bord de la Loire et la finale mondiale du 1500 mètres, la question du sport n'apparaîtrait plus si dérisoire et si innocente que ça. Car en lui s'investit une vision du monde. Le sport n'est ni un jeu, ni une simple activité physique.
Hommes politiques, intellectuels et militants glissent sur l'institution sportive et sur ses fonctions de peur de se désolidariser d'activités massives dites festives. Personne ne s'interroge réellement en termes d'utilité collective sur le budget des Mondiaux organisés à Paris (60 millions d'euros dont 50% environ à la charge des partenaires institutionnels), sur la transformation de la Cité Universitaire en camp retranché, sur la mise en place d'un réseau parallèle de la RATP et sur le déploiement d'un " dispositif de sécurité hors du commun ". Est-ce donc mépriser le peuple que de chercher à réfléchir et à désenchanter le monde du sport ? Si l'on tient pour acquis que l'intelligence devient paresseuse lorsqu'une société devient consensuelle, on comprend mieux pourquoi le sport ne fait pas l'objet de connaissances mais de croyances, d'adoration aveugle ou de rejet irréfléchi.
Dans le sillage des champions, les journalistes ont encore une fois authentifié les performances (et avec quelle démesure sur les chaînes publiques !) sans poser les questions de fond. Pourquoi le sport a-t-il pris une place aussi considérable ? Qu'est-ce qui fait courir les foules derrière des athlètes et des équipes ? Comment expliquer que tant de salariés s'identifient à des champions qui gagnent en trois mois ce qu'eux-mêmes ne gagneront pas durant toute leur vie ? Pourquoi les inégalités, les mensonges et la corruption violemment condamnées ailleurs sont-elles si facilement tolérées dans le milieu sportif ? Pourquoi ce " fait social total " reste-t-il un impensé ?
Dès son origine, le sport est un spectacle relayé par la presse qui, autour de lui, bricole une dramaturgie, manipule le suspense, emphatise le drame commun des humains. A cet égard, la folle histoire de Marie-José Pérec, depuis son départ précipité de Sydney jusqu'à son faux retour orchestré pour " faire mousser " l'événement parisien, est exemplaire. La popularité du sport a plusieurs raisons : d'abord, il fait naître des émotions et nul doute que la chute d'une star sur la dernière haie suivie du réconfort de sa petite famille, mari et enfants rassemblés, fera pleurer dans les chaumières. Ensuite, il est un univers simple, binaire, immédiatement parlant : en athlétisme, chaque champion " vaut quelque chose " (des centimètres, des dixièmes de secondes) et personne ne vient discuter cette hiérarchie parallèle sauf en cas de dopage avéré ce qui peu probable tant il est impossible d'avoir des contrôles efficaces. Comme au Tour de France, un seul sportif bouc émissaire (la championne des 100 et 200 mètres Kelli White) a éveillé les soupçons. Enfin, selon le discours de la sociologie officielle, le sport " théâtralise les valeurs fondamentales de notre société " (justice, mérite), crée du lien social et résout le problème de la quête de sens. Même s'il n'en revêt pas tous les caractères, le sport est devenu la religion des temps modernes. Comme elle, il fonctionne suivant un pôle de valeurs indiscutables et un ensemble de pratiques à prétention universelle.
Au Stade de France comme ailleurs, la fonction essentielle du spectacle sportif fut la manipulation des émotions de masse. C'est par le jeu des identifications collectives, de la contemplation dormitive d'exploits, qu'opère " l'opium du peuple ". Dans son refus de s'engager, le supporter sportif se crée un paradis artificiel à l'intérieur même d'une société qui le déçoit. Le sport console, apaise, volatilise la lutte des classes ; il est un " briseur de soucis ". Mais, à quelle œuvre féconde la foule sportive emploie-t-elle son activité ?
En se présentant comme une zone de neutralité et non comme une institution sociale complexe, le sport évacue un peu vite tout ce qui n'est pas directement sportif. Or, traversé par les enjeux d'une conjoncture historique donnée, il est toujours politique. Mais plus encore, il est un projet politique porteur de représentations du monde et de valeurs inconsciemment incorporées. Royaume du corps et de la pensée uniques, il reste malheureusement à l'abri des oppositions de points de vue qui agitent les autres institutions. Né avec le capitalisme, le sport en défend l'idéologie et les principes. Or, les sportifs comme les non-sportifs se placent naïvement au-dessus de la mêlée. Plus grave encore, et on l'a constaté encore avec les Mondiaux d'athlétisme, les militants de gauche et d'extrême gauche se réfugient dans un silence complice. En oubliant qu'analyser le sport c'est aussi analyser la Société.
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