L'univers de la pensée unique
(France Soir, 31 août 2002)
Le sport sature notre espace et notre temps. Or, malgré
ses centaines de millions de licenciés sur la planète, ses milliards
de téléspectateurs, son importance dans le commerce mondial,
ses complicités politico-financières et son pouvoir hégémonique
sur les corps, il est souvent présenté comme un jeu. Si l'on
s'entendait une fois pour toutes sur la définition même du mot,
si l'on arrêtait de confondre un match entre enfants tapant dans une
boîte de conserve et une finale de Coupe du monde, la question du sport
n'apparaîtrait plus si dérisoire et si innocente que ça.
Car il s'y investit une vision du monde.
Hommes politiques, intellectuels et militants glissent sur l'institution sportive
et sur ses fonctions de peur de se désolidariser d'activités
massives dites festives. Est-ce donc mépriser le peuple que de chercher
à désenchanter le monde du sport ? Si l'on tient pour acquis
que l'intelligence devient paresseuse lorsqu'une société devient
consensuelle, on comprend mieux pourquoi le sport ne fait pas l'objet de connaissances
mais de croyances, d'adoration aveugle ou de rejet irréfléchi.
Dans le sillage des champions, les journalistes authentifient les exploits
sans s'interroger. Pourquoi le sport a-t-il pris une place aussi considérable
? Qu'est-ce qui fait courir les foules derrière des équipes
? Comment expliquer que tant de salariés s'identifient à des
champions qui gagnent en trois mois ce qu'eux-mêmes ne gagneront pas
durant toute leur vie ? Pourquoi les inégalités et la corruption
violemment condamnées ailleurs sont-elles si facilement tolérées
dans le milieu sportif ? Pourquoi ce " fait social total " reste-t-il
un impensé ?
Dès son origine, le sport est un spectacle relayé par la presse
qui, autour de lui, bricole une dramaturgie, manipule le suspense, emphatise
le drame commun des humains. Sa popularité a plusieurs raisons : d'abord,
il fait naître des émotions ; ensuite, il est un univers simple,
binaire, immédiatement parlant ; enfin, selon le discours officiel,
il " théâtralise les valeurs fondamentales de notre société
", crée du lien social et résout le problème de
la quête de sens. Même s'il n'en revêt pas tous les caractères,
le sport est devenu la religion des temps modernes. Comme elle, il fonctionne
suivant un pôle de valeurs indiscutables et un ensemble de pratiques
à prétention universelle.
La fonction essentielle du spectacle sportif est la manipulation des émotions
de masse. C'est par le jeu des identifications collectives, de la contemplation
dormitive d'exploits, qu'opère " l'opium du peuple ". Dans
son refus de s'engager, le supporter sportif se crée un paradis artificiel
à l'intérieur même d'une société qui le
déçoit. Le sport console, apaise, volatilise la lutte des classes
; il est un " briseur de soucis ". Mais, à quelle uvre
féconde la foule sportive emploie-t-elle son activité ?
En se présentant comme une zone de neutralité et non comme une
institution sociale complexe, le sport évacue un peu vite tout ce qui
n'est directement sportif. Or, traversé par les enjeux d'une conjoncture
historique donnée, il est toujours politique, mais il est surtout une
incorporation des valeurs dominantes, un projet politique porteur de représentations
du monde. Royaume de la pensée unique, il reste à l'abri des
oppositions de points de vue qui agitent les autres institutions. Les sportifs
comme les non-sportifs se placent au-dessus le mêlée. Prenons
garde aux imposteurs qui imputent des positions politiques à leurs
adversaires sans énoncer ouvertement les leurs (la défense du
système capitaliste, du sport qu'il a enfanté et des valeurs
libérales). Analyser le sport c'est aussi analyser la société.
Faisons le bilan des diverses théories et regardons laquelle s'approche
le plus de "l'optimum de vérité"
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