L'effet Coupe du Monde
(Le Passant Ordinaire, juin-septembre 2002)
En juillet 1998, au lendemain de la qualification de l'équipe
de France pour la finale de la Coupe du monde, Roland Castro écrit
: " Le Pen est bien silencieux, la préférence nationale
est de toutes les couleurs. C'est l'amorce de son recul dans les têtes
et chacun sait que c'est débord dans les têtes que ça
se joue. A l'occasion de ce qui est devenu un festival de théâtre
politique, on assiste en France au premier recul de l'extrême droite
" (Libération, 10 juillet 1998). Après l'hystérie
collective du 12 juillet, la presse dans son ensemble et un grand nombre d'intellectuels
saluent sans mesure la victoire de l'équipe black-blanc-beur, l'intégration
réussie et la nation réconciliée. " Le Mondial est
peut-être le premier remède efficace contre la lepénite
" lance Guy Konopnicki (L'Evénement du Jeudi, 16 juillet 1998).
Selon Jean Daniel c'est Aimé Jacquet qui a dressé le bilan le
plus saisissant de la Coupe du monde : " Je suis fier que l'épopée
de l'équipe de France constitue une victoire sur les funestes idées
xénophobes du Front national ". De Pascal Boniface, spécialiste
de géopolitique, voyant dans la victoire des Bleus des " effets
positifs sur le rang de notre pays dans le monde " et " l'image
d'une intégration réussie, d'une cohésion interne "
à Georges Vigarello, sociologue et historien, notant que nos joueurs,
" porte-drapeau d'une France plurielle font davantage pour l'intégration
que dix ou quinze ans de politique volontariste " (Le Nouvel Observateur,
16 juillet 1998), l'aveuglement est total.
En proposant en ce mois de juillet 1998, un article au titre évocateur,
" La fête est finie, l'ordre règne ", je faisais ce
qu'Edgar Morin, dans un article délirant, nous reprochait de ne pas
faire : " Les intellectuels abstraits vont à nouveau démystifier
le football, le Mondial, le patriotisme vécu, le bonheur. Comme toujours
ils mépriseront plutôt que de comprendre ". Le sociologue
avait vu dans la soirée du 12 juillet une " extase historique
" (Libération, 20 juillet 1998) là où je voyais
une " fête dégradée symptôme d'un pays qui
va mal ". Rompre le consensus était sacrilège. Dire que
l'insistance avec laquelle on parlait du métissage de l'équipe
était plus inquiétante que rassurante, semblait indigne malgré
la force de notre argumentation. Le mépris du peuple était de
leur côté mais seule leur parole était médiatisée.
Notre rôle n'est pas d'admirer mais d'armer. Nous fumes relégués
au silence et traités " d'intellos ". Loin du peuple bien
sûr, comme si être lucide ce n'était pas défendre
le peuple.
Quatre ans plus tard, le bilan est lourd. L'extrême droite pèse
encore entre 15 et 20 % de l'électorat, Le Pen fut présent au
second tour de l'élection présidentielle, l'intégration
n'est pas réussie, les inégalités se sont accrues, la
nation n'est pas réconciliée. Le sport continue à véhiculer
un certain nombre de valeurs (le culte du chef, l'idéal de pureté,
la négation de la lutte des classes, l'anti-intellectualisme, l'obsession
de la décadence, le goût prononcé pour le rituel et les
parades militaires, l'exploitation du sentiment religieux des masses, l'exacerbation
de l'individualisme et du mérite personnel, le racisme, le sexisme,
le recours à l'irrationnel) sur lesquelles - là non plus - aucune
discussion sérieuse n'est permise.
La Coupe du monde 2002 au Japon et en Corée a commencé par la
" tragédie Zidane ". Une cuisse malade et c'est, nous a-t-on
dit, " toute la France qui est dans la peine ". La presse dans son
ensemble a patiemment construit et entretenu la fascination des foules ameutées.
Vivant en pleine communion magique, notre pays a oublié que notre avenir
se jouait sur d'autres terrains : en partie dans les urnes au terme de législatives
escamotées sur le fond, et à Séville lors du sommet européen.
Le réveil sera difficile. Une fois de plus on aura jugé la population
incapable de peser sur son sort et on lui aura fait oublier momentanément,
grâce à l'identification nationaliste, des problèmes qu'on
ne veut pas résoudre par la politique et le social. L'enthousiasme
des supporters devant l'équipe " multiraciale " ou "
pluri-ethnique " (!) masquera l'essentiel : les sans-papiers toujours
en quête de régularisation, et les immigrés aptes à
taper dans un ballon mais déclarés inaptes au vote ! Sur le
sport et le football, Le Pen a décidé de se taire. Comme l'écrivait
justement Charlie Hebdo en 1998 : " Pourquoi Le Pen ne parle pas pendant
le Mundial. Parce que le Mundial parle pour lui ". On ne peut pas mieux
dire.
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