On ne peut pas être sportif ou non-sportif innocemment
(L'Equipe, 1er janvier 2002)

Le sport fait l'objet de foi, de certitudes, de commentaires, d'adoration, de rejet, mais rarement de mise en question Sujet tabou et consensuel, il semble planer au-dessus de l'histoire des femmes et des hommes réels. Les sportifs sont des croyants et, à ce titre, ne demandent pas de connaissances. Le sport est leur religion et les champions leurs Dieux. Leur vision idyllique de l'Histoire est conçue comme un retour aux lumières d'un passé légendifié ; leur vision du futur est définie en fonction de ce qui est censé avoir été, l'idéal olympique de pureté, de loyauté et de fraternité. Le mythe de l'âge d'or qui condamne à l'inutilité tout effort de mémoire, se double d'un autre mythe tenace, celui de l'apolitisme. C'est sur une telle béquille idéologique, source des plus troubles complicités, que se sont écrites les "fabuleuses histoires" et appuyées les masses bien crédules. La presse, le mouvement sportif, et la classe politique dans sa quasi-totalité, ont toujours eu le souci de faire du sport une sphère autonome, et de le présenter à l'abri des principaux conflits, comme pour mieux camoufler les divers intérêts en jeu. Or, l'auto-proclamation d'impartialité masque des prises de position permanentes de la part des acteurs de la société sportive sur les grandes questions planétaires.
Inséré dans de multiples rapports de force, souvent utilisé comme paravent aux folies et aux malheurs de notre Terre, le sport vit au rythme des stratégies, des tensions et des conflits nationaux et internationaux. Supprimés pour cause de guerre en 1916, 1920 et 1944, les Jeux olympiques n'échappent pas aux convulsions du monde. Exclue des compétitions à trois reprises (1920, 1924, 1948), l'Allemagne, éclatée politiquement au lendemain de la seconde guerre mondiale, se divise sportivement en octobre 1965 lorsque le CIO cède aux pressions du Comité national de la République démocratique. La chute du mur de Berlin symbolise l'unité athlétique retrouvée. En URSS, il faut attendre la fin du règne de Staline pour que le pays mette un terme à un très long isolement (1912-1952). Après les années de guerre froide, les deux Grands dialoguent par athlètes interposés dans le cadre de la coexistence pacifique.
Le 16 août 1936, Pierre de Coubertin clôture les Jeux olympiques de Berlin, par ce message : "Veillez à entretenir la flamme sacrée. Sous l'égide du drapeau aux cinq anneaux symboliques se sont forgées des ententes musculaires plus fortes que la mort même (...). Que le peuple allemand et son Chef soient remerciés pour ce qu'ils viennent d'accomplir". Cette année là aurait dû signer l'arrêt de mort du mythe de la neutralité du sport. Les Jeux de la 11ème olympiade représentent en effet une étape importante dans l'édification de l'Etat national socialiste. Personne n'ignore les succès militaires du Chancelier Hitler, la politique raciste du pouvoir en place, les interdits frappant les Juifs mais la plupart des observateurs se retrouvent derrière ces mots terribles écrits en avril 1936 par l'envoyé spécial du journal L'Auto : "Ce sont des actes que nous n'avons pas à connaître". Deux ans plus tôt, Jules Rimet, président de la fédération internationale de football association (FIFA), a salué la parfaite organisation fasciste de la Coupe du monde au soir d'une finale qui fut un "véritable hymne à la gloire de Mussolini". (Jacques de Ryswick). Pendant trois heures durant, la foule poussée au paroxysme, a hurlé sa ferveur patriotique et partisane en élans rythmés : "Italie...Doutché... Doutché... Italie ".
Ces deux événements majeurs ne réveillent pas les consciences assoupies par le spectacle des joutes physiques. Le mouvement sportif continue, avec le soutien ouvert ou silencieux des gouvernements et des populations, de se faire le complice des pires violations des droits de l'homme. En 1978, dans l'Argentine de la junte militaire, en 1980 dans l'Union soviétique stalinienne, l'ombre des massacres s'efface dans le brouillard des fumigènes et les cris des détenus sont étouffés par les rumeurs des stades et les dithyrambes de la presse. Au nom de l'indépendance, on tape dans un ballon rond à 800 mètres d'un centre de torture et dans un ballon ovale au pays de l'apartheid.
Les attentats du 11 septembre 2001 ont frappé les esprits mais les ont-ils ouverts ? Au-delà des annulations et reports de compétitions, peut-on espérer un vrai questionnement sur les fonctions politiques et idéologiques du sport ? Les premières réactions permettent d'en douter. Planète autiste, l'institution sportive ne semble pas prête au travail de mémoire. Or, si elle veut sortir de son amnésie, elle doit, avant les Jeux de Salt Lake City en février 2002, abandonner la "petite histoire" des records et des résultats (la non-Histoire) et se plonger dans les textes qui permettent de comprendre que la politique est toujours au cœur du sport et de l'olympisme. Berlin 1936 ne fut pas une "malheureuse parenthèse" (sic). Le massacre des étudiants à la veille de l'ouverture des Jeux de Mexico de 1968 (300 morts), l'affaire rhodésienne et l'attentat du commando palestinien "Septembre noir" à Munich en 1972, le retrait massif des pays africains en 1976 à Montréal, le boycottage des J.O. de Moscou par quarante pays en 1980, la réplique soviétique en 1984 à Los Angeles, le choix de la Corée du Sud en 1988, pays de la répression sanglante et de la censure, la désignation de Pékin pour 2008, illustrent le mythe de la détente et de l'apolitisme.
Le sport est politique et cela de deux manières : d'une part, nous l'avons vu, il est traversé par tous les enjeux politiques d'une conjoncture historique donnée ; d'autre part, il constitue une vision politique du monde. Il est le terrain privilégié d'affirmation des identités, il encourage les antagonismes locaux, régionaux ou nationaux, il appuie des politiques qui visent des buts précis (régénérer la race, lutter contre l'immoralité et la décadence des mœurs, préparer un avenir radieux, etc.), il véhicule des "valeurs" sur lesquelles il est temps de s'interroger. Ce qui serait vraiment nouveau avec les récents événements (le match France-Algérie est à cet égard symbolique) c'est que tous les citoyens se rendent compte enfin qu'on ne peut pas être sportif ou non-sportif innocemment.
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