Vive la défaite !
(Le Monde, 29 juin 2000)
On peut craindre le pire. La France est en demi-finale
du championnat d'Europe des nations et les événements qui ont
eu lieu le soir du 12 juillet 1998 pourraient bien se reproduire. Une foule
à l'état pur, mue par le phénomène d'échoïsation
corporelle (situation ou le monde imite tout le monde), s'apprête de
nouveau à envahir les villes et les campagnes. Les meutes seront encouragées
par les pouvoirs en place, le gouvernement en tête. M. Jospin (lui-même
déjà présent au quart de finale !) ne manquera pas de
saluer ce "grand moment d'émotion collective et de cohésion
nationale", cette "communion dans un même idéal".
On a l'idéal qu'on peut : hier, la rupture avec le capitalisme, aujourd'hui,
l'amour du ballon rond...
Dans tous les cas, honte aux grincheux qui ne partagent ces moments intenses,
à ces rabat-joie qui se font une autre idée de la fête
et de la Société, à ces mauvais Français qui osent
clamer : "Vive la défaite !". Rompre le consensus est sacrilège.
La censure veille, les diverses "agences de l'organisation du silence"
(Guy Debord) dégainent à la moindre objection et font passer
les rares critiques pour des extrémistes et des "intellos".
Loin du peuple bien sûr, comme si être lucide ce n'était
pas le défendre.
Lacérer l'obscurité
Une fois de plus, l'institution sportive en général
et le football en particulier, vont échapper à l'analyse. Le
dieu-sport fait l'objet de croyance, d'adoration, de rejet, mais nullement
de connaissances. Or, les sportifs qui sont des croyants à leur manière,
ne demandent pas de connaissances. Il est grand temps de "désenchanter
leur monde", de lacérer l'obscurité en posant quelques
questions :
1. Le sport est-il un simple jeu, un divertissement ou une vision du monde
? Pourquoi a-il toujours été le complice des Etats les plus
totalitaires ? Qu'en disent tous les intellectuels-donneurs de leçons,
fraîchement convertis aux menus plaisirs du peuple ?
2. Qui peut sérieusement affirmer que la pratique sportive est un facteur
d'intégration ou que l'équipe de France est une arme anti-extrême
droite, sans s'interroger sur les valeurs mêmes du sport et sur son
Histoire ? Voir dans le onze de France et ses supporteurs un symbole de l'amour
de l'Autre, n'est-ce pas succomber au pire des aveuglements : l'aveuglement
à l'aveuglement sportif ?
3. La jouissance des fanatiques du sport (pas simplement du football) exclut-elle
leur aliénation ? Avoir la mainmise sur le plaisir des gens n'est-ce
pas avoir la mainmise sur les gens ? Est-il possible de s'interroger, sans
être traîné dans la boue, sur l'hystérie de ces
"machines hurlantes à sens unique" (Henri Lefebvre) entassés
dans les stades ?
4. Les rassemblements sportifs ne sont-ils pas autant d'affrontements sociaux
sublimés dans la confusion émotionnelle, c'est-à-dire
des "fêtes dégradées" ? Si l'on considère
que le sport crée un état de dépendance (l'addiction),
qu'il est plus inhibiteur d'action que moteur d'action, qu'il se nourrit d'irrationalité
et de passion, que la grégarité conduit davantage à la
spontanéité animale et à la dissolution des liens sociaux
qu'à la convivialité, est-il absurde d'utiliser le terme adéquat
d'opium du peuple ?
Le sport sature notre espace et rythme notre temps. Beaucoup d'événements
d'importance (la marche internationale des femmes, le dangereux accord sur
l'assurance-chômage, le dernier rapport sur la pauvreté dans
le monde, etc.), jugés moins vendeurs, ont eu finalement peu de place
dans les médias. En tout cas, beaucoup moins que Roland-Garros, l'Euro
de football, et, demain, le Tour de France et les jeux Olympiques.
Est-ce élitiste de dire au peuple que le sport n'est qu'une fiction-maîtresse,
le royaume du faire semblant ? Et est-ce populaire d'encourager, par démagogie
ou ignorance, les illusions brillantes de nos richissimes footballeurs qui
nous masquent le tragique de la vie ? Comme l'écrivait le poète
Eugène Guillevic : "Ils ont besoin de sentir ce plein, tellement
il y a de vide"...
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