L'obscénité du Paris-Dakar
(Politis, 27 janvier 2000)

Plus de vingt ans que ça dure, vingt ans qu'à la même période, le silence se fait pesant, la colère diffuse mais toujours assourdie. En cette fin de siècle et de millénaire, crions une fois encore dans le désert. Pour dénoncer l'utilisation, comme terre de compétition sportive, d'un continent meurtri par le SIDA, la disette et le surendettement, il y eut bien quelques coups de gueule mais toutes les voix de la révolte furent étouffées (même celle de Théodore Monod qu'une meute hypocrite vient de saluer une dernière fois), ou censurées pour des raisons simples : d'une part, l'unique quotidien sportif et la télévision dite de service public sont les principaux metteurs en scène de la course ; d'autre part, l'indifférence au mal semble malheureusement gagner du terrain.
En 1988 René Dumont déclarait : "Ce rallye est indécent. Je compare cela à une bande de fêtards qui organisent un banquet mais pas chez eux, et qui entrent chez un pauvre pour ripailler sans l'inviter à partager (...). La vraie aventure c'est la lutte contre la faim". Le cri du célèbre agronome se perdit dans les sables. Les gouvernements de la vraie droite et de la fausse gauche (Verts compris) n'ont jamais jugé bon de dénoncer cette escapade de négriers.
On a tout dit et tout entendu sur le Dakar. Tout dit d'abord sur cette course à la rentabilité, marquée par des exploits macabres (combien de morts au total ?), sur cet indécent étalage de luxe au pays de la pauvreté absolue. L'aventure programmée et sponsorisée du Dakar illustre parfaitement l'insolence du "capitalisme en actes".
Tout entendu ensuite sur l'alibi humanitaire, comme si le passage d'une caravane bruyante et l'exposition d'un capital rutilant était un moyen sérieux et digne de lutte contre la misère et le sous-développement. L'oubli de la dimension symbolique de l'épreuve est une faute majeure.
L'an dernier, une menace terroriste avait conduit les organisateurs à organiser un pont aérien faisant ainsi passer le rallye de la catégorie de la honte à la catégorie d'obscénité au sens donné à ce mot par le philosophe Herbert Marcuse. Des déclarations navrantes de Jean-Claude Killy ("Nous ne faisons pas de politique") aux réactions triviales des pilotes, nous avions eu droit à la pire inconscience ou/et à la profonde inculture. Henri Pescarolo découvrait ainsi la tragédie planétaire : "On vit dans un monde de merde. Nous on est au volant en ne pensant qu'au sport et à la compétition, on arrive à Niamey et on retombe dans la réalité du monde actuel". Le pilote français (qui lui non plus ne fait pas de politique, mais il figurait sur la liste "Chasse Pêche Nature Traditions" aux élections européennes de juin 1999 !) ignorait sans doute qu'au Niger, 85% de la population est analphabète, que le taux de mortalité infantile est de 122 pour mille (7 en France) et que l'espérance de vie est de 47 ans (77 en France). C'est ça la réalité des terres que le Paris-Dakar va, une fois encore, traverser à pleine vitesse.
L'invraisemblable déploiement de moyens matériels, financiers et humains, bref toute cette énergie gaspillée pour continuer à "faire joujou" alors qu'elle pourrait être mise au service d'une noble cause, ajoutent à l'obscénité d'une épreuve dont il faut exiger la suppression. Y-a-t-il encore des forces capables de s'indigner dans la France d'aujourd'hui ?
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