L'éthique sportive n'existe pas
(Politis, 11 février 1999)


Directeur de l'Education Physique et des Sports au Ministère de la Jeunesse et des sports, le Colonel Marceau Crespin déclarait peu de temps après la promulgation de la loi du 1er juin 1965 et le décret d'application du 1er juin 1966 : "Aujourd'hui, il est clair que le doping est une fraude alors qu'auparavant il était une pratique courante, si peu clandestine que les sportifs même les plus jeunes, même les plus débutants, à l'instar de leurs anciens, se livraient à une surenchère médicamenteuse hors de toute raison et de tout contrôle. L'Etat ne pouvait permettre que la santé des sportifs risquât d'être ruinée et que l'avenir du Sport fût compromis".
Cette belle profession de foi ferait sourire à l'heure des "affaires du Tour de France" et du projet de loi de Mme Buffet, s'il ne s'agissait pas de vie et de mort, d'idéal proclamé et de vérités pénibles. Trente ans plus tard, le bilan est accablant : beaucoup de champions (et parmi les plus grands) sont tombés de manière incompréhensible dans le piège de contrôles pourtant peu fiables. Quant aux "sportifs du dimanche", de niveau régional ou départemental, ils ont pris l'habitude d'absorber quelques "boissons énergisantes" ou d'avaler quelques comprimés pour mieux galoper. Les doses augmentent et les méthodes scientifiques changent avec le niveau de compétition. La différence est de degré, pas de nature.
Dopage chimique plus ou moins lourd, dopage mental plus ou moins perfectionné pour "faire éclater la motivation" (dopage dont on tait l'existence), bref la logique compétitive et la concurrence exacerbée font du dopage un passage obligé pour qui veut tenir son rang. A quelque échelon que ce soit, le sportif dit de compétition (c'est-à-dire intégré à un club) doit gérer son anxiété, supporter des entraînements toujours plus lourds et destructeurs, répondre aux pressions du public, des médias, de l'encadrement, de la famille. Et montrer que dans notre société à fabriquer des exclus, on peut faire partie des gagnants si l'on s'en donne les moyens...
Le phénomène n'est pas nouveau (1) et faire croire que la "triche biochimique" déborde aujourd'hui seulement les cercles restreints du sport professionnel c'est confirmer que le sport est bien le domaine privilégié de l'évaporation de l'Histoire (1). Se demander par exemple "si l'on n'a pas tant tardé s'agissant du dopage" (Libération, 17 novembre) c'est avoir la mémoire courte et oublier que le projet de loi de Roger Bambuck de 1989 avait comme axes principaux : actualiser la définition du dopage, élargir les moyens d'investigation et renforcer la répression à l'encontre des pourvoyeurs de substances anabolisantes.
Durant ces trente ans, beaux parleurs et hauts-parleurs, dirigeants, journalistes usèrent de tous les subterfuges pour innocenter la pratique sportive. Dans un premier temps, ils nièrent tout en bloc avant de se rendre compte que "l'accumulation des bavures" (et des drames) les obligeait à modifier leur discours. Le dopage devenant une dramatique réalité, leur nouvel angle d'attaque fut sans finesse. Ils attaquèrent vigoureusement la planification scientifique du rendement humain dans les "vilains pays de l'Est". Et se contentèrent de désigner à la vindicte populaire, dans nos pays occidentaux civilisés, quelques boucs émissaires (de Michel Pollentier à Ben Johnson), ces brebis galeuses égarés dans le champ de la loyauté. Sans peur du ridicule, certains allèrent même jusqu'à faire une liste des sports ou tout dopage serait inutile (le tir, le football, l'automobile, etc.) et d'autres - ou les mêmes - affirmèrent sans rire qu'il devenait impossible à un sportif de se soigner sérieusement sans succomber aux multiples interdits de la liste de produits.
Tous ces arguments furent démontés les uns après les autres par les rares spécialistes indépendants tandis que, dans le même temps, les hautes instances sportives et politiques multipliaient les déclarations les plus contradictoires. Contradiction qu'on retrouve aujourd'hui dans les propos de Marie-Georges Buffet, la Ministre de la Jeunesse et des sports qui, soit dit en passant, confond allègrement les mots cause et conséquence ("Les causes de la maladie c'est le dopage" ! )
A bout de souffle et d'arguments, tous les observateurs stipendiés mirent en question la définition même du dopage, lui préférant volontiers les termes de "préparation biologique" ou de "compensation hormonale". En désespoir de cause, ils innocentèrent le sport au nom de la Société : "Le dopage, comme la violence ou l'argent, est partout, ici comme ailleurs". Remarque pertinente, à une seule condition : qu'on admette enfin que le sport n'est pas une molécule libre, un idéal transcendant mais une construction sociale. Qu'il est un champ particulier totalement intégré au mode de production qui l'a engendré. Le dopage (comme la violence ou la mercantilisation) n'est pas une "perversion du sport" (terme repris par le rapport du CNRS). Tous ces maux sont consubstantiels à la pratique. Dire que le dopage est contraire à l'éthique sportive n'a pas de sens. Il n'y a pas plus d'éthique sportive que d'éthique capitaliste.
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(1). Voir les travaux du docteur Jean-Pierre de Mondenard. Lire "Le "J'accuse" d'un coureur régional", La République du Centre, 15 janvier 1981.
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