Les dangers du sportisme
(Libération, 24 décembre 1997)
(Article publié actualisé sous le titre " Dangers du sportisme
" dans " Manière de voir ", Le Monde Diplomatique, mai-juin
1998)
En tant que phénomène historique (le sport
est né à la fin du 19ème siècle), le SPORTISME
apparaît à trois niveaux : il est une idéologie, un mouvement
et un système c'est-à-dire un ensemble hiérarchisé
d'institutions et de mécanismes de décisions.
Le sport est-il un phénomène marginal sans véritable
influence sur le climat socio-politique des pays ? Ou au contraire n'a-t-on
pas affaire avec lui à un système de pensée (1) d'une
importance inversement proportionnelle à la qualité des études
qu'il engendre ? Le sport ne peut se limiter aux listes de résultats,
au nombre de records battus, aux "morceaux de bravoure", aux exploits
historiques, aux matches de légende (il y a un match du siècle
tous les six mois !), pas même au nombre de pratiquants et de spectateurs
conduits par des démagogues particulièrement habiles. La question
du poids de l'idéologie sportiste en France et dans le monde ne peut
plus être occultée ; elle est d'autant plus centrale que le sujet
est tabou et dramatiquement consensuel.
Faconner le monde
Fidèle à ses mâitres et ses pionners (Coubertin,
Desgrange, Goddet parmi beaucoup d'autres), l'idéologie sportiste se
veut génératrice d'une révolution spirituelle et créatrice
d'une nouvelle civilisation communautaire où seraient parfaitement
intégrées toutes les couches de la société. Le
sportisme constitue bien une catégorie universelle qui possède
ses variantes : les sportistes orthodoxes, les sportistes réformateurs,
les sportistes hors structure (extérieure, du moins un temps, à
l'institution : fédérations, clubs).
Cette société sportiste n'est pas le champ de bataille où
s'affrontent idées politiques et groupes sociaux mais une collectivité
humaine et harmonieuse (l'idéal olympique de la fraternité et
de l'amitié) ; elle jouit d'une unité morale dont l'émanation
est le gouvernement mondial du sport (le Comité international olympique
en premier lieu) et dont la puissance repose sur l'unanimité spirituelle
de la masse. Et ce gouvernement (fort peu démocratiquement "élu",
n'est-ce pas M. Samaranch ?) est le gardien de cette unité qu'il développe
en utilisant tout moyen susceptible de la confirmer : la propagande, les medias-supporteurs,
les clubs, l'éducation (sportive plus que physique).
La mentalité, la sensibilité du sportisme font partie intégrante
de notre culture. Le spiritualisme et l'idéalisme qu'il préconise
fournissent les moyens d'une révolution, la seule qui puisse ne pas
porter les caractéristiques de la lutte des classes : une révolution
morale. Le sportisme est le levier d'une transformation profonde des esprits
et des âmes, le problème de la décadence étant
longtemps resté (il reste encore chez certains fidèles) l'une
de ses préoccupations majeures. C'est la raison pour laquelle il faut
créer un homme nouveau, porteur de ces classiques vertus que sont l'héroïsme,
l'énergie en éveil permanent, le sens du devoir et du sacrifice,
et l'acceptation de la primauté de la collectivité sur les individus
qui la composent. La toute première des qualités des sportifs
est la foi en la puissance de la volonté.
Le corporatisme sportiste et un gouvernement mondial fort constituent les
moyens de cet assaut contre la société morcelée en classes
antagonistes, contre le dépérissement de la civilisation. Le
sportisme n'est pas qu'une simple forme de chauvinisme et de nationalisme
exacerbés ; il constitue un système d'idées organisé
pour façonner le monde. La très large et pourtant très
impalpable et très souterraine diffusion de ces idées atteste
que ses racines sont profondes et son influence considérable.
Le sportisme qui s'attaque à sa manière au désordre économique
et plus encore au désarroi moral propose des solutions de rechange
à la lutte des classes : le sport, lieu d'harmonie, comme facteur d'intégration,
remède aux fléaux de la drogue, de l'alcoolisme, de l'abus sexuel,
du tabac (2). Mais aussi et surtout comme lieu d'embrigadement d'un peuple
unifié (sans distinction de couleur et de statut social) dans le cadre
d'un système notoirement autoritaire.
La recherche de valeurs nouvelles expliquent l'engouement pour les pratiques
sportives qu'elle soient dures, molles, fun ou de glisse ! Le sportisme exerce
un attrait beaucoup plus profond que ce que voudraient admettre ceux qui pratiquent
mais aussi ceux qui regardent le sport, qui en parlent ou qui en subissent
l'extraordinaire et inquiétante présence (combien d'heures d'antennes
à la radio et à la télévision, de pages dans les
journaux?).
Une révolution spirituelle
Le sportisme, cette profonde révolution morale
et spirituelle - Pierre de Coubertin ne disait pas autre chose quand il parlait
de la "religion athlétique" et de la nécessité
de "rebronzer les corps et les esprits" - impressionne par son omnipotence
tranquille et sa capacité à établir un consensus presque
total. Tout le monde admire les qualités morales des sportifs : le
dévouement, le sacrifice, l'amitié virile, l'élan de
ces hommes chargés de toute l'ardeur que donne d'avoir trouvé
une foi et un sens à la vie. Tout le monde applaudit aux performances
de cette jeunesse paisible, s'incline devant sa passion fière et dure,
sa volonté de grandeur, sa rude noblesse, sa supériorité
morale. Le sportisme c'est à la fois un hymne à cette jeunesse
bien sage (à 30 ans on est vieux en sport) et la victoire de la force
sur ceux qui haïssent l'effort.
L'anti-intellectualisme et l'idéalisme sont les piliers de ce sportisme
qui constitue bien un ensemble idéologique sur la nature duquel il
est difficile de se tromper pour peu qu'on se donne la peine d'en déchiffrer
le message. Il doit son rayonnement véritable au fait que de l'essence
de ses idées (de sa pensée) participent de vastes secteurs de
l'opinion. Les milieux contestataires les plus divers demeurent facilement
perméables à l'appel du sportisme ou au moins à certains
de ses éléments. Nombreux sont ceux qui répondent à
cet appel d'ardeur juvénile et accueillent avec bienveillance cette
religion purificatrice dans un univers économique impitoyable.
Prenons garde. L'idéologie sportiste (l'idéologie du don, de
la compétition naturelle, de la collaboration des classes, le culte
du chef, de la discipline, l'apologie de la douleur et de la souffrance, etc.)
s'infiltre toujours plus dans la société, remonte à la
surface et saisit les leviers de commande. Le sport jouit d'un préjugé
favorable et cette bonne dose de sympathie met en marche l'engrenage collaborationniste.
Le peu de résistance que rencontre la sportivisation de la planète
est lourd de menaces.
Charles Tardieu écrivait dans un livre paru en 1940 et préfacé
par Jean Borotra, alors Commissaire général à l'Education
générale et sportive : "Le sport pourrait être pour
les jeunes la première école d'application d'une morale générale.
Des maîtres avertis et choisis, s'efforceront de créer dans des
cerveaux malléables et dociles, jusqu'à l'indépendance
de la virilité, une véritable religion nouvelle du sport désintéressé,
chevaleresque, discipliné, altruiste (...). Bref, la révolution
nationale sportive doit être avant tout une révolution des esprits
appuyés sur des méthodes nouvelles" (3). Croire que le
sport est un jeu, ne rien faire et ne rien dire sur les valeurs qu'il véhicule
et sur la vision du monde qu'il propose relève de ce "crime d'indifférence"
dont parlait Herman Broch en 1945.
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(1) Lire par exemple l' Essai de doctrine du sport publié en 1965 par
le parti gaulliste, à l'initiative du Haut Comité des sport.
(2) Au cours du siècle, on a toujours voulu faire croire que l'on allait
résoudre les problèmes sociaux grâce aux clubs sportifs.
En 1997, on feint de penser qu'on va favoriser l'intégration et diminuer
la violence dans les cités en créant des clubs de boxe (!) ;
en 1915, Coubertin déclarait : "J'ai toujours déploré
que les sociétés antialcooliques n'aperçoivent pas dans
le sport le véritable antidote auquel il convient d'avoir recours dans
la lutte contre le fléau".
(3) Charles Tardieu, Le Sport, ta joie, ta santé, Paris, Sequana Editeur,
1940, p 93-94. Sur ce thème général de la Révolution
nationale se reporter aux différents ouvrages de l'historien Zeev Sternhell
et à son article synthétique et précieux "Sur le
fascisme et sa variante française" paru dans Le Débat n°32,
novembre 1984.
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