Le sport, la compétition, la violence
(Alternatives Non Violentes, Hiver 1998)

En 1975, sortait en librairie un livre du professeur Bernard Jeu, au titre étrange, Le sport, la mort, la violence (1). Etrange en tout cas pour le plus grand nombre quand on sait qu'au mot sport sont presque toujours associées les valeurs de santé, d'éducation, d'amitié, de fraternité, de loyauté. Le sport véhicule un sentiment positif, une idée de Bien. On parle communément de l'esprit sportif et de l'idéal olympique cher au bon baron Pierre de Coubertin sans savoir exactement ce qui se cache derrière ces constructions. La force du sport est bien là : on y parle toujours de ce qui n'existe pas pour ne pas avoir à parler de ce qui existe...

Bernard Jeu écrivait dans son introduction : "Le sport est mort jouée et violence rituelle, mort jouée c'est-à-dire symbolique, c'est-à-dire une mort qui n'est pas réellement mort, violence rituelle c'est-à-dire violence codifiée, limitée, c'est-à-dire violence qui n'est pas réellement violence" (p11). Dans la foulée du sociologue, certains relevèrent les vérités anthropologiques suivantes : d'abord, l'essence du sport est bien la mise à mort rituelle des combattants et il a bien a rapport natif à l'affrontement individuel et à la guerre ; ensuite, il a une fonction de compensation, la dépense physique sur le terrain cherchant à gommer la sédentarité du quotidien ; enfin, il a (ou a eu) une fonction sociale de préparation à la guerre, de "rebronzage de la race" (Coubertin), de maintien de la vigueur physique. Fonction à laquelle s'ajoute la nécessité de resserrer les liens entre les membres de la communauté, actrice ou spectatrice, par l'exaltation d'une identité collective.
Paraphrasant Céline, le philosophe Patrick Tort, en parlant de "Bagatelles pour un massacre", affina l'analyse de Bernard Jeu avant de la conduire là où elle ne voulait pas aller : "J'assume la tâche d'investir un peu de rationalité dans l'explication d'une frivolité qui sait massacrer" (2). Du massacre symbolique au massacre réel, le pas était franchi. La tragédie du stade du Heysel en mai 1985 allait à la fois servir de détonateur et de révélateur. Ce n'était pas la première fois que l'institution comptait ses morts (voir encadré) mais la force du spectacle, la scène télévisée en direct avec des commentaires affligeants, la volonté des dirigeants et pratiquants de voir le match se dérouler coûte que coûte, bref la machinerie sportive était allée trop loin dans l'ignominie pour sortir indemne. Le football n'était pas assassiné comme le titrait le quotidien sportif L'Equipe, il était devenu assassin...

Des mots à définir

On feignait de découvrir que le sport n'est pas un jeu ou un divertissement (au sens de l'ancien français "desport") mais une vision du monde avec ses "valeurs" : la combativité, l'agressivité, la hargne, la haine, le désir de vaincre, l'obligation de résultats, l'exclusion des "pas doués" (3), la soif d'honneurs, le rendement (et sa longue liste de sportifs cassés à vie), le record (et son adjuvant essentiel le dopage), la productivité (et son lot de laissés-pour-compte).
La violence sournoise et insidieuse qui accompagne continuellement la logique mortifère du système de la compétition généralisée ("la guerre de chacun contre chacun" dirait Hobbes) est toujours dénoncée du bout des lèvres et très mollement combattue par les meutes sportives (dirigeants, pratiquants, spectateurs, journalistes, etc.). Toutes ces "foules à l'état pur" sont toujours prêtes à vibrer, à s'enthousiasmer, à délirer (4), mais aussi et surtout à "prendre du plaisir" même quand le grand cirque du sport dresse son chapiteau à Berlin en 1936 pour les Jeux Olympiques ou dans l'Argentine du Général-dictateur Videla en 1978 pour l'organisation de la Coupe du monde de football.
Avant d'aller plus loin, et peut-être aurait-il fallu le dire d'entrée, traiter de Sport et Violence n'est pas chose facile pour la raison simple que les deux mots sont trop souvent source de contresens et de non-sens. Le danger avec ces noms communs, c'est qu'ils peuvent créer l'illusion de la précision ; ils font partie de la "sociologie spontanée" et on sait bien que même quand elle est déclarée absente, une définition est bien là, active, agissante, efficace, sinon omniprésente. Comme l'écrit Albert Jacquard, "les mots au lieu de servir la pensée la rendent parfois confuse, camouflant la subtilité des problèmes. Que de fois un même terme est utilisé pour désigner des réalités différentes". Il faut donc s'entendre d'abord sur les définitions.
L'usage commun du mot violence, fruit de l'idéologie dominante, a été régulièrement, et depuis longtemps, intelligemment dénoncé dans ces colonnes (5). Je ne m'y attarde pas et me contenterai de préciser, avant d'y revenir de manière très synthétique, que le sport n'échappe ni à la violence physique, ni à la violence morale, ni à la violence symbolique, ni à la violence des structures.
Quant au mot sport, ceux qui l'emploient l'ont-ils bien compris ou se sont-ils arrêtés à la façade visible que présente le signe linguistique ? L'interlocuteur entend trop souvent ce qu'il veut bien entendre, ce qui correspond à son expérience, à sa croyance, à ses jugements de valeur et à ses préjugés. Les linguistes appellent connotation les associations, les images, les idées fixes qui se rattachent comme des satellites au noyau significatif d'un mot. Ce halo diffus empêche de voir le centre. Par exemple, la connotation passivité obscurcit la vue sur l'essentiel de la non-violence, la connotation stalinisme obscurcit la vue sur l'essentiel du communisme ou plus encore du marxisme.
Peut-on accepter que le mot sport ne soit pas davantage élucidé ? Le flou entretenu ne le serait-il pas parce que certains - et ils sont nombreux - n'ont pas toujours intérêt à savoir de quoi l'on parle? Fidèle à la méthode utilisée par le sociologue et ethnologue Marcel Mauss (1873-1950) dans son analyse de la prière (6), il s'agit de dire quels sont les faits qui méritent d'être appelés sport. La définition qui suit n'est pas celle du sens le plus usuel et s'emploie clairement à éviter la confusion entre l'activité physique (balade en famille, partie de ping pong entre amis) et la pratique sportive.
Le sport dont nous parlons ici est la pratique corporelle de compétition contre un Autre (l'adversaire) ou/et contre soi-même, d'un type de société donnée (la société capitaliste qui l'a fait naître), où le corps-marchandise est saisi comme un objet de performance individuelle ou collective, qui demande un désir d'affrontement, un entraînement rationalisé, une exigence de résultat, le tout se déroulant dans le cadre d'une structure internationale, nationale ou locale (fédérations, comités, clubs) qui impose des règles à ses membres et son modèle à ceux qui souhaitent agir hors de l'institution.

Une guerre sans coups de feu

La définition ainsi posée, il est facile de comprendre pourquoi le sport est une guerre en miniature qu'il faut gagner par tous les moyens. La violence physique - celle dont on parle le plus - n'est pas seulement visible dans les gradins du stade du Heysel et de Sheffield ou aux abords des stades avec les dangereux hooligans. Elle est inscrite dans la logique de l'affrontement ; elle se donne à voir. "Le vrai sport disait Georges Orwell (1903-1950) n'a rien à voir avec le fair-play. C'est plein de haine, de jalousie, de vantardise, de non-respect des règles et d'un plaisir sadique à regarder la violence. En d'autres mots, c'est la guerre sans les coups de feu" (7). Certains se plaisent à souligner que l'existence de règles permet de distinguer le sport de la guerre. On serait tenter de dire que le droit ne supprime ni la force ni la violence et qu'on contraire, il les suppose. Un peu comme la médecine du sport suppose la casse et la fabrication artificielle "d'athléto-missiles".
Les morts se comptent par dizaines sur les rings de boxe, sur les circuits automobiles, sur les parcours de triathlon, sur les pistes de ski et dans toutes ces courses suicidaires où l'on défie la mort pour mieux renaître à la vie. Depuis 1945, environ 400 boxeurs ne se sont jamais relevés et beaucoup d'autres ont subi des séquelles irréversibles. En octobre 1995, trois d'entre-deux sont morts dans la même semaine sans réveiller les consciences et surtout pas celle de la presse.
Pour le quotidien L'Equipe c'est la "fatalité de la boxe" et pour Le Monde, ce sport reste, "dans sa version éducative, une formidable école de vie même si le noble art "ne renvoie ces derniers mois qu'une image de mort" (24 octobre 1995). La fatalité cache une logique barbare et tous les effets nocifs (dommages corporels, lésions cérébrales, traumatismes) sont recensés depuis longtemps. La boxe - spectacle des coups, du sang et de la brutalité "gratuite" - est une "école de la vie" (un facteur d'intégration nous dit-on !) dans un modèle de société où "l'homme est un loup pour l'homme". Dans une société vivante, civilisée, elle doit être être bannie.
La mort rôde également sur les circuits automobiles. Toujours plus vite, toujours plus riche et au bout de la gloire, le grand saut. Ayrton Senna se croyait immortel en raison de sa foi en Dieu ; le 1er mai 1994 en Italie, son bolide termina sa course dans un mur. Vingt ans après la mort du Français François Cevert, les mêmes commentaires accompagnèrent la disparition du pilote brésilien : "Arrêtez ça, ne faisons pas du danger et du risque un élément du spectacle". Vaines paroles. Le grand cirque de la Formule 1 poursuit sa route ; les rivalités entre les "monstres sacrés" se sont fortement accrues, le spectacle de la vitesse et de la mort garde son fidèle public. Et parfois le tue : les rallyes sont des lieux de joyeuses hécatombes (encore deux morts dont un enfant de huit ans, et cinq blessés le 3 octobre 1998 lors du rallye de l'Ardèche).
Jouer avec la mort pour sortir de la grisaille et de l'enfermement quotidiens tel est le modèle proposé par les sportifs de l'extrême (skieurs d'avalanche, navigateurs solitaires). Les conduites para suicidaires où se mêlent frayeur et angoisse, les stages "hors limite", les opérations commandos des équipes de rugby, les défis absurdes des triathlètes ou des alpinistes (deux des plus célèbres, les Français Chantal Mauduit et Jean-Luc Escoffier, sont morts en 1998) représentent autant d'attitudes purement narcissiques, d'existences tendues vers le tragique avec la mort aux trousses, de croyances en un Dieu qui nous sauverait du néant absolu. Quelle signification donner à cette martyrisation des corps, au caractère morbide de ces courses folles, au spectacle voyeuriste de la violence institutionnalisée ?

L'éthique introuvable

"Halte au jeu dur" clamaient en chœur dans les années vingt le Ministre Henry Paté, le député Jean Ybernagaray et Pierre de Coubertin lui-même. "L'antijeu s'étend, les rivalités s'exacerbent, le coût des accidents sportifs augmente" reprennent ensemble les observateurs contemporains, désarmés devant des attitudes si éloignées des valeurs humanistes proclamées. A chaque rencontre, des entraîneurs haranguent leurs troupes, des supporters vocifèrent et, sur tous les terrains du monde, des coups sont échangés en toute impunité ou presque.
La population sportive est une population à risques dont le coût dans les comptes sociaux mériterait d'être précisé. Les campagnes de sensibilisation, la sévérité accrue ne peuvent rien changer à la violence structurelle du sport. L'agressivité est banalisée, la violence des pelouses nourrit la violence, le chauvinisme, le nationalisme des tribunes. Le sport convoque la multitude, rassemble les masses, les entasse pour célébrer le culte guerrier du ballon rond ou ovale et il suffit d'une falsification dans le spectacle pour que la meute vociférant des supporters hystérisés se transforme en horde assassine. Erich Fromm écrit : "La compétition sportive inflige des blessures au narcissisme l'une des sources les plus importantes de l'agressivité défensive".
Plus encore en période de crise, les ultras et les hooligans trouvent dans les enceintes sportives (ou à l'extérieur, mais à l'occasion d'événements sportifs) la terre idéale d'expression de leur haine aveugle de la société, de leur xénophobie dévastatrice (le racisme de certaines tribunes est effrayant) et souvent de leur désarroi et de leur exclusion totale (8). On l'a bien vu dans les premiers jours de la Coupe du monde de football, en juin dernier, en France. Mettre en question les valeurs véhiculées par le sport c'est aussi mieux comprendre pourquoi l'extrême droite a réussi à envahir les terrains (9).
Tous ces faits qui émaillent régulièrement les rencontres sportives (incidents, agressions, mort de supporters comme à Drancy le 5 février 1995, batailles rangées) entraînent des réactions de colère toujours identiques. Les responsables du mouvement sportif (des présidents de fédérations aux membres des petites associations) s'étouffent d'indignation et se retrouvent pour réfléchir à leur rôle, les dirigeants politiques prennent une fois encore des mesures sécuritaires d'urgence (10) et, quand l'heure est très grave, le pays se dote d'une nouvelle loi contre la violence inspirée le plus souvent de la précédente dont on a pu justement mesurer l'inanité !
Il arrive même qu'on mette en place un observatoire de la violence et un "Comité de l'esprit sportif" (avec le journaliste ultra chauvin Thierry Roland comme principal soutien !) chargé d'établir un code de déontologie et de faire des propositions relatives au respect de l'éthique du sport. L'éthique du sport est en réalité aussi introuvable que l'éthique des affaires ou l'éthique du capitalisme. A qui peut-on faire croire dans cette société de gagneurs bâtie sur le dos des perdants que la défaite inscrite au cœur du sport n'est ni humiliante, ni dégradante, ni importante ?
Rappelons-nous : en octobre 1959 déjà, l'antijeu gagnant du terrain, des arbitres ayant été molestés et des bouteilles lancées par des spectateurs, la ligue nationale de football lançait un appel contre le jeu dur et menaçait de prendre des sanctions très sévères contre tout fautif. Mesures sans effets car on ne change pas la logique d'un système avec des discours. Dès 1930, le militant royaliste Lucien Dubech, collaborateur de L'Auto mais aussi de Je suis Partout et de L'Action Française affirmait : "A l'esprit du jeu se substitue l'esprit de combat. Tous les moyens sont bons et la brutalité n'est pas le pire" (11). Le pire aujourd'hui c'est le dopage qui, comme la violence, est un élément consubstantiel du sport. N'est-il pas lui-même une violence absolue infligée au corps.
Fabriqué à coups de millions dans des instituts spécialisés, le champion, soumis aux pressions multiples de son entourage et de l'environnement médiatique, politique, économique, ne doit décevoir ni ses amis, ni son public, ni ses sponsors. Le marché concurrentiel de la compétition sportive et l'inflation des épreuves le contraignent à s'entraîner toujours plus pour que soit très vite rentabilisé (les carrières sont de plus en plus courtes) l'investissement nécessaire à sa fabrication (12).

Violence symbolique, violence réelle

Organisation rationnelle du rendement de la machine humaine, le sport écarte a priori de son champ - même s'il sait habilement les récupérer - les "vieillards" (les plus de 30-35ans), les handicapés, les " pas bons" ; il exclut aussi les femmes confortées dans leur statut d'opprimées (13). Leurs records, encore très éloignés des performances masculines (20 à 50 ans de retard selon les disciplines), semblent donner raison à Jean Giraudoux (1882-1944) pour qui le sport était "la seule occupation humaine où les femmes acceptent le principe qu'elles sont inférieures à l'homme et incapables de concourir avec lui" (14). Pierre de Coubertin lui-même était hostile à une "olympiade femelle qui ne pourrait être qu'inintéressante, inesthétique et incorrecte", le rôle de la femme devant se borner à "couronner les vainqueurs".
Se développe ainsi, à tous les échelons de l'institution, un sexisme qui existe non seulement dans les troisièmes mi-temps de rugby mais aussi dans la pratique du sport, son organisation et son langage. Sur les terrains ou dans les vestiaires, ce sont les petits couplets machistes qui résonnent : les "on n'est pas des gonzesses" des mâles virils s'élèvent là où l'on ne pratique pas des "jeux de fillettes".
Longtemps interdite de stade - elle l'est encore dans certains pays - la femme reste suspecte. Ecartée des instances dirigeantes, elle doit, en tant que sportive de haut niveau, programmer sa puberté et prouver son identité. Depuis les jeux Olympiques d'hiver de 1968, le contrôle de féminité est en effet obligatoire dans les grandes compétitions (règle 48 de la Charte). Cet examen dont les résultats restent secrets pour "ne pas trop traumatiser les athlètes" selon les mots mêmes du président de la commission médicale du CIO, Alexandre de Mérode, constitue bien une violence et pas seulement symbolique. Quelques jours avant les jeux Olympiques d'Albertville, des généticiens et biologistes français parmi lesquels les Prix Nobel de médecine Jean Dausset et François Jacob, dénoncèrent l'arrivée d'un nouveau test visant à rechercher chez les concurrentes la présence d'un gène dit de "masculinité", test qui constitue d'après les signataires du texte une "agression et une discrimination manifeste envers les femmes". En ne jugeant pas utile de suivre les recommandations du Comité national d'éthique et des médecins, le gouvernement français laissa s'inscrire un peu plus un ordre phallocrate à même le corps.
Le sport discrimine et unifie à la fois en imposant son principe moteur : le rendement. L'individu est transformé en pur producteur de résultats, l'objectif n'étant pas le développement personnel mais le progrès de la performance quel qu'en soit le prix. "Pour sortir un champion on en tue des centaines" affirmait un jour l'un des entraîneurs de l'équipe de natation des Etats-Unis. Et à l'entrée des vestiaires du stade des footballeurs américains, les Minnesota Vikings, on peut lire : "Mourir est moins grave que perdre. Car un vaincu finit ses jours dans la honte de la défaite".

Corps-machine et corps-souffrance

Dans un univers concurrentiel, le sportif recherche le record ou la victoire comme l'entrepreneur court après le profit et l'accumulation du capital. L'Autre n'est accepté que comme adversaire à dépasser, à détruire symboliquement. Ce refus de l'altérité s'exprime dans la sémiologie sportive : "J'ai la haine", "je vais le tuer", "on l'a fusillé, mitraillé, crucifié".
En quête de victoires, l'athlète se plie docilement, malgré les avertissements des médecins, à une préparation intensive et précoce. Dans une séance importante du 18 octobre 1983, l'Académie nationale de médecine estimait nécessaire de rappeler, après avoir établi une longue liste des dangers du judo, de la natation et de la gymnastique qu'"aucune médaille ne vaut la santé d'un enfant". Cet avertissement, comme les précédents, fut sans effet.
Les ravages continuent. Un exemple parmi d'autres permet de mesurer l'ampleur des dégâts. En novembre 1994, au championnat du monde de gymnastique, la championne de France Elodie Lussac, 15 ans, se blesse. Elle a mal, très mal au dos, suggère à ses entraîneurs de la mettre au repos mais voilà, la formation nationale a besoin d'elle : elle "tiendra son rang avec courage" lit-on dans L'Equipe ; elle sera en fait sacrifiée. Quelques piqûres anti-inflammatoires et le calvaire de la gymnaste commence : une fracture de fatigue (vertèbres lombaires touchées), un plâtre pendant plusieurs semaines, un corset durant trois mois puis une longue rééducation. et un avenir hypothéqué ; le corps de la jeune fille est meurtri par les cadences infernales et son psychisme est atteint par l'attitude d'un encadrement irresponsable et la réaction de "copines-adversaires" - amies en public, ennemies en coulisses - intérieurement soulagées de voir la concurrence s'affaiblir.
Le rendement c'est la standardisation et la parcellisation des gestes, la quantification de l'entraînement, la répétition de situations stéréotypées, la division des tâches. Que devient l'intelligence du jeu pour ces sportifs fabriqués en série, mécanisés, taylorisés, soumis au régime tyrannique de l'évaluation continuelle ? L'univers de l'Homme disparaît derrière l'univers des points, des centimètres et des centièmes de seconde. L'instrumentalisation de la machine humaine et la conception techniciste du sport conduisent à une paupérisation physique et non a un développement corporel harmonieux.
Pour répondre à l'intensification de la compétition, aux enjeux sans cesse croissants et au désir l'aller toujours "plus vite, plus haut, plus fort" ("citius, altius, fortius" est la devise olympique), le corps du sportif est modelé, réprimé, robotisé, désérotisé, manipulé. Dans les laboratoires, le corps du sportif de haut niveau est transformé en bolide, en vecteur balistique, en pur objet de calculs. La puberté est repoussée chez les jeunes filles, l'entraînement intensif conduit à un bouleversement hormonal que traduit l'absence des règles ou l'irrégularité des cycles.
La recherche est ainsi entièrement consacrée à l'efficacité du matériel et à l'optimisation des capacités de ce que certains appellent les "pilotes de l'espèce humaine". Grâce à l'ordinateur, les biomécaniciens dissèquent les mouvements du corps pour trouver le geste parfait ; des médecins, "faux-soigneurs et fossoyeurs" (Jean-Pierre de Mondenard), préparent des recettes miracles indécelables au contrôle antidopage ; des psychologues, sophrologues et psychiatres s'emploient à faire accepter la discipline et à éliminer la moindre faiblesse psychique. "L'invisible police de l'esprit" (Georges Devereux) est à l'œuvre.
La violence mentale s'ajoute à la violence physique. Les techniques de préparation psychologique sont utilisées pour faire régresser la peur, l'anxiété, l'angoisse, le doute, accroître l'attention, façonner la mémoire. Le vrai champion est agressif, motivé, dominateur, narcissique ; il sait s'abstraire au maximum du monde dans lequel il vit, cultive son moi et fixe toutes ses pensées sur son objectif ; il obsessionnalise.
Le fol espoir mais aussi la terrible inquiétude de la communauté sportive est la production du robot soumis à la loi universelle. La physiologie, la biomécanique, l'informatique, l'ergonomie, la diététique, la médecine, la psychologie visent la création de l'être indépassable, préparent en commun la naissance du surhomme, de l'homme a-corporel qui signera, demain, la mort définitive du progrès sportif et du sport. Et de sa violence multiple, institutionnalisée, fascinante et fascisante.
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(1). Bernard Jeu, Le sport, la mort, la violence, Paris, Editions Universitaires, 1975.
(2). Voir Patrick Tort, "Bagatelles pour un massacre", in Quel Corps ?, n°30-31, juin 1986.
(3). L'idéologie du don fait des ravages dans le milieu sportif qui alimente, consciemment ou non, le discours d'extrême droite. Voir Michel Caillat, "Dangers du sportisme", in Manière de voir, Le Monde Diplomatique, n°39, mai-juin 1998.
(4). La "fête" du 12 juillet 1998, le soir de la victoire de la France en finale du Mundial, aurait dû permettre une analyse serrée du phénomène de la foule sportive. Au lieu de ça, nous avons eu droit aux délires populistes de l'intelligentsia parisienne (Morin, Sibony, Castro, Konopnicki, etc.). L'insistance avec laquelle on a salué la victoire de la France métissée ou pire, "pluri-ethnique" ou "multiraciale" est le symptôme d'une France malade. Les quelques grincheux et rabat-joie, qui se font une autre idée de la fête et de la société, furent censurés ou traités d'extrémistes et d'élitistes. Loin du peuple bien sûr, comme si être lucide n'était pas le défendre. Voir Jean-Marie Brohm, Les shootés du stade, Paris, Ed. Paris-Méditerranée, 1998 et Marc Perelman, Le Stade barbare, Paris, Ed. Mille et une nuits, 1998.
(5). Lire sur ce thème, Christian Mellon, "Une inflation à maîtriser : le mot violence", in Alternatives Non Violentes, n°38, septembre 1980. Et du même auteur, "Violence des bombes et violence des structures", in ANV, n°37, printemps 1980.
(6). Marcel Mauss, "La prière", in Oeuvres, Tome 1, Les fonctions sociales du sacré, Paris, Ed. de Minuit, 1968.
(7). Georges Orwell, cité par L'Equipe magazine, 11 novembre 1989.
(8). Lire Norbert Elias et Eric Dunning, Sport et civilisation - La violence maîtrisée, Paris, Fayard, 1994 (1ère éd. 1986).
(9) Voir la revue Quasimodo, Les nationalismes sportifs, Printemps 1997 (Association Osiris, BP 4157, 34092. Montpellier Cedex 5)
(10) Sur le plan de la violence, fût-elle symbolique, il est à noter l'importance toujours plus grande du déploiement policier lors des rencontres sportives. Cette présence massive et les fouilles systématiques à l'entrée des stades ne sont ni neutres ni progressistes. Créer une habitude peut toujours servir...
(11). Lucien Dubech, "Le sport est-il un bienfait ?", in La Revue Universelle, tome XXIX, avril-juin 1927, p556.
(12). Nous n'abordons pas ici ce cas spécifique de violence que constitue le dopage. Les suites judiciaires de "l'affaire Festina" durant -et après- le dernier Tour de France suivies quelques semaines plus tard des révélations sur le dopage dans le football italien n'ont rien de surprenant et de nouveau pour qui étudie, en toute indépendance, le phénomène sportif. Sur ce sujet, se reporter aux différents ouvrages du Docteur Jean-Pierre de Mondenard (renseignements à lui demander, 12 Avenue Georges, 94430 - Chènevières sur-Marne). Lire également Patrick Laure, Le dopage, Paris, PUF, 1995.
(13). Lire Annick Davisse et Catherine Louveau, Sports, Ecole et Société : la différence des sexes - Féminin, masculin et activités sportives, Ed. L'Harmattan, 1998. Chez le même éditeur, toujours dans la collection Espaces et Temps du Sport, un autre aspect de la violence est traité dans le livre fort dense de Bernadette Deville-Danthu, Le sport en noir et blanc - Du sport colonial dans les anciens territoires français d'Afrique occidentale (1920-1965), Paris, Ed. L'Harmattan (5-7 rue des Ecoles, 75005-Paris), 1997.
(14). Jean Giraudoux, Le Sport, Paris, Ed. Grasset, 1977 (1ère éd. 1928), p 19.


Des morts dans les stades de football

Au cours des trente dernières années, des centaines de personnes ont été tuées dans les stades de football. Voici la liste des principales catastrophes :

23 mai 1964 à Lima (Pérou) : 320 morts et plus de 1000 blessés lors d'un match de qualification pour les jeux Olympiques entre le Pérou et l'Argentine. Un but refusé est à l'origine du drame.
17 septembre 1967 à Kayseri (Turquie) : 40 morts et 600 blessés lors de bagarres pour un but refusé entre supporteurs de Kayseri et de Siwas.
23 juin 1968 à Buenos Aires (Argentine) : 80 morts et 150 blessés provoqués par des feux de joie.
25 juin 1969 à Kirrikale (Turquie) : 10 morts et 102 blessés lors de bagarres entre supporters.
25 décembre 1969 à Bukawu (Congo) : 27 morts et 52 blessés. Les personnes ont été piétinées en cherchant leur place.
2 janvier 1971 à Glasgow (Ecosse) : 66 morts et 108 blessés au terme du match Celtic de Glasgow contre Glasgow Rangers.
11 février 1974 au Caire (Egypte) : 48 morts et 47 blessés à l'entrée du stade. 80 000 personnes voulaient occuper les 40 000 places.
1er octobre 1982 à Moscou (URSS) : 66 morts officiels (plus de 300 officieusement) lors de la rencontre Spartak de Moscou - Haarlem en coupe de l'UEFA.
11 mai 1985 à Bradford (Angleterre) : 56 morts et 200 blessés lors d'une panique provoquée par un incendie au cours du match Bradford-Lincoln.
29 mai 1985 à Bruxelles (Belgique) : 39 morts et 600 blessés lors d'affrontements entre supporters de la Juventus de Turin et de Liverpool en finale de la coupe d'Europe des clubs champions au stade du Heysel.
12 mars 1988 à Katmandou (Népal) : 72 morts et 27 blessés parmi les spectateurs affolés par un début d'incendie.
15 avril 1989 à Sheffield (Angleterre) : 95 morts et 170 blessés lors du match de demi-finale de la "Cup" entre Liverpool et Nottingham Forest.
5 mai 1992 à Bastia (France) : 17 morts et environ 2350 blessés lors de l'effondrement d'une tribune du stade Furiani.

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