La "fête" est finie, l'ordre règne
(Alternative Libertaire, octobre 1998)

Q. Quel est, près de trois mois après la finale, votre bilan général de la Coupe du Monde de football ?

M.C. La Coupe a parfaitement rempli sa fonction d'opium du peuple, son rôle de diversion, et confirmé que le sport, sujet tabou et consensuel par excellence, est le seul domaine où droite, gauche voire extrême gauche peuvent communier dans un même élan pseudo fraternel et faire passer un événement planétaire pour un simple divertissement. Or, nous y reviendrons, le sport n'est pas un jeu mais une vision du monde.
La propagande sportiste - entretenue par les "journalistes de connivence" et les tambourineurs de la société du spectacle, totalement intoxiqués au ballon rond, - a réussi à nous faire croire que la France entière a "communié dans un même idéal", bref que ce fut un "grand moment d'émotion collective et de cohésion nationale". Honte aux rabat-joie. Il fallait les faire taire et ce fut fait.
Rompre le consensus était sacrilège. La censure veilla (dans le cas du sport, même les plus les plus fervents défenseurs des droits de l'homme s'en moquent), bref les diverses agences de l'organisation du silence dégainèrent à la moindre objection et firent passer les rares critiques pour des extrémistes, des "intellos". Loin du peuple bien sûr, comme si être lucide ce n'était pas défendre le peuple.

Q. On ne peut pas être contre la fête qui a réuni Blacks, Blancs, Beurs...
M.C. On peut au moins avoir une autre idée de la fête. J'y reviendrai. Mais on ne me fera pas dire que le pays va mieux parce que vingt-deux joueurs, qui ont chacun gagné 2,5 millions de francs en cinq semaines, ont remporté une épreuve de football. Voir le Président, Jospin, ses ministres et tout le star-système, déguisés en supporters, peinturlurés en tricolore pour certains et hurler comme des ânes parce qu'une balle va trois fois au fond des filets, et en plus, voir la cote des dirigeants monter me fait plutôt honte pour diverses raisons, et me fait réfléchir sur le niveau de conscience du pays. La cérémonie de remise de la légion d'honneur le 1er septembre à L'Elysée comme le défilé organisé la veille à Marseille par Jean-Claude Gaudin, ont été autant de minuscules événements (à côté de l'Algérie, de la Chine ou du Kosovo), gonflés artificiellement, qui méritent mieux que le simple sourire sarcastique des moins dociles.
J'ai retrouvé un article paru dans L'Equipe en décembre 1957 dans lequel on traitait de raciste un journaliste autrichien qui avait cru bon de remarquer que dans l'équipe de France de l'époque (preuve que le phénomène n'est pas nouveau) il y avait des joueurs venus d'un peu partout (Kopa, Piantoni, Ujlaki, etc.). En 1986, on n'avait pas palabré sur le "métissage" de l'équipe conduite par Platini. L'insistance avec laquelle on en parle aujourd'hui m'inquiète plus qu'elle me rassure.

Q. Beaucoup d'intellectuels, habituellement peu intéressés par le sport, ont salué l'événement ?
MC. Pour donner une belle image de l'intellectuel, ils auraient mieux fait, pour la plupart, de se taire. Ils ont voulu "jouer avec le peuple", jouer "au peuple", en gardant bien sûr les yeux rivés vers les sommets et les honneurs. Oubliant leurs idéaux d'antan, nombreux succombèrent à l'hystérie footballistique (Morin, Sibony), et d'autres sombrèrent dans l'aveuglement absolu. Roland Castro y vit même le recul de l'extrême droite. Une fois de plus la mythologie sportive a joué à plein. On croit résoudre par le sport ce qu'on ne veut pas résoudre par la politique et le social. C'est le mythe du sport remède qui, lui non plus, n'est pas nouveau (1).
Je suis en total accord avec Charlie Hebdo qui a écrit : "Pourquoi le Pen ne parle pas pendant le Mundial ? Parce que le Mundial parle pour lui". C'est mon principal domaine actuel de recherche, ce que j'appelle le sportisme (2). J'approfondis la thèse que j'ai rapidement mentionnée dans L'Idéologie du sport et qui consiste à faire du sport une "phénomène d'imprégnation fasciste". Aujourd'hui, la "fête est finie", l'ordre règne et les questions se posent.

Q. Lesquelles vous paraissent les plus importantes ?
M.C. La première est celle que j'évoquais précédemment : le sport est-il un simple jeu ou une vision du monde ? S'interroger ainsi c'est poser la question des valeurs mêmes du sport et interroger son Histoire ? Pourquoi a-il toujours été le complice des Etats les plus totalitaires (victoires mussoliniennes en Coupe du monde 1934 et 1938, Jeux de Berlin en 1936, Mundial en Argentine en 1978, J.O. de Moscou en 1980) ? Soit dit en passant qu'en ont dit alors tous les intellectuels-donneurs de leçons, fraîchement convertis aux menus plaisirs du peuple ?
Ma thèse que les valeurs sportives correspondent parfaitement aux objectifs des régimes les plus durs : le volontarisme anti-intellectualiste, le rejet de la lutte de classes, la régénération des élites, la fraternité d'armes, l'oubli de soi dans la communion du groupe, la hiérarchie, le rituel (salut, défilés), la nostalgie des fraternités viriles (vivre de mâles aventures), l'exaltation de la morale héroïque, le culte du chef, la sacralisation de la jeunesse, la surhumanité, etc.
Le parti sportiste n'est-il pas un parti de masse (le plus grand parti de France) conduit par des chefs charismatiques ? Qui peut croire aujourd'hui, comme le disent certains sociologues officiels, que le sport en général - et le football en particulier - est un contre-pouvoir alors qu'il est toujours - et a toujours été - un facteur d'ordre ? Combien y-a-t-il eu de Salmann Rushdie ou de Matoub Lounès du sport ?
La deuxième grande question porte sur le "public sportif" (pratiquants, spectateurs, responsables). Il ne faut pas oublier que le sport c'est 25 millions de pratiquants en France et 37 milliards de téléspectateurs en cumulés lors de la Coupe du monde. Or, interrogeons-nous : la jouissance des fanatiques du sport (pas simplement du football) exclut-elle leur aliénation ? Avoir la mainmise sur le plaisir des gens n'est-ce pas avoir la mainmise sur les gens ? Est-il possible d'affirmer, sans être traîné dans la boue, que l'abrutissement de foules à l'état pur, l'hystérie de ces "machines hurlantes à sens unique" comme le disait Henri Lefebvre ? L'image de ces sportifs, passionnés de la souffrance, sont des marques plus proches de la régression voire de la Barbarie, que de l'idée de progrès de la civilisation.
Je soutiens que, loin d'être une fête, les rassemblements sportifs sont autant d'affrontements sociaux sublimés dans la confusion émotionnelle ? Si l'on considère que le sport crée un état de dépendance, qu'il est plus inhibiteur d'action que moteur d'action, qu'il se nourrit d'irrationalité et de passion (au sens de passivité), que la grégarité conduit davantage à la spontanéité animale et à la dissolution des liens sociaux qu'à la convivialité, il me paraît adéquat d'utiliser le terme d'opium du peuple ?

Q. C'est un discours élitiste...
MC. Est-ce élitiste de dire au peuple que le sport est un élément majeur de destruction de sa conscience de classe, et est-ce populaire d'encourager, par démagogie ou ignorance, ces faux plaisirs, ces "illusions brillantes qui nous masquent le tragique de la vie" ? Est-il pensable, sans être traité d'intello mauvais coucheur, d'avoir une autre idée de la fête que celle qui consiste à vociférer, crier, se jeter nus dans les fontaines, sauter sur des bus, bloquer des rues, faire rugir ses moteurs, klaxonner une nuit entière et boire de la bière sans fin en s'identifiant à onze "héros" footballeurs ? Peut-on considérer ces "fêtes dégradées" comme autant de symptômes d'une vie quotidienne mal vécue ?
Ces fêtes sont d'autant plus facilement acceptées par les autorités qu'elles créent un faux désordre. Organisez un jour une grande manifestation de chômeurs ou de sans-papiers à partir de 23 heures et l'on verra la réaction des autorités. On me dit aussi que le football passionne désormais les femmes. Ca fait sans doute partie du bourrage de crâne mais même si c'est vrai, en quoi le sport en général, et le Mundial en particulier, ont-ils fait avancer la cause des femmes ? (3).

Q. Le sport ne trouve pas grâce à vos yeux ?
M.C. Il est important de préciser que ce je dénonce c'est le sport entendu comme pratique corporelle de compétition institutionnalisée, ce sport qui ne peut pas échapper à la base matérielle (le capitalisme) sur laquelle il a été édifié ? Je suis persuadé que c'est seulement à partir d'une vision d'ensemble de la place du sport dans le capitalisme qu'on peut en comprendre la genèse, les structures, le fonctionnement ? Le flou entretenu volontairement par certains sur la définition même du mot sport (confondu avec la simple activité physique) conduit aux plus terribles contresens.
Après avoir clairement précisé de quoi l'on parle, le rôle du sociologue critique (de l'intellectuel) est d'inciter à la réflexion (et non à l'acclamation), de faire du sport un lieu de pensée. Mon but est qu'il soit enfin sérieusement soumis à l'analyse critique comme les autres institutions et débattu. Il vaut mieux compter sur les débats publics que sur la presse pour que ce débat voie réellement le jour...
Nous sommes ici en présence d'un milieu où l'on raffole de la diversité des opinions pourvu qu'elles soient toutes conformes. Au royaume de la pensée alignée ce qui dérange c'est d'imaginer non plus le sport comme une zone neutre mais comme une institution sociale complexe intégrée aux rouages de la société qui l'a enfantée. Je combats le capitalisme, et je le combats dans un secteur particulier qui est délaissé par le plus grand nombre, et surtout par trop de militants qui veulent changer le système. C'est tout dire sur le travail que nous devons faire !
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(1). Voir le très intéressant numéro de la revue Prévenir, "Sport et santé", n°34, 1er semestre 1998 (Prévenir-CVM, BP 92- 13362 Marseille Cédex 10).
(2). Lire "Football et Passions politiques", Manière de Voir, n°39, mai-juin 1998 (supplément au Monde Diplomatique)
(3). Lire Annick Davisse et Catherine Louveau, Sports, Ecole, Société : la différence des sexes - Féminin, masculin et activités sportives -, Paris, Ed. L'Harmattan, 1998.
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